S’habituer
On s’habitue, c’est vrai. Au bout d’un long moment, peut-être dix, vingt ans, on finit par s’habituer aux coups martelés sur la tête.
On baisse les bras aussi. On s’est battu comme un lion, comme une lionne, avec toutes les petites armes dont on disposait, avec toutes les énergies aussi, y compris celle du désespoir.
Rien, silence. Aucun progrès ou si peu. Le monde a toujours la laideur de la grimace. L’enfant que nous étions n’est toujours pas rassuré, consolé.
Parfois, une respiration : une âme un peu plus belle que les autres. Une main qui se tend. Et on se dit que, après tout, l’humanité n’est pas si repoussante, si écœurante, si vomitoire qu’il n’y paraît. On se balade alors quelque temps main dans la main avec l’espoir. On essaye. On s’en veut de s’être habitué, on s’en veut beaucoup. On s’en veut aussi d’avoir baissé les bras. Mais pas tant que ça parce qu’on se souvient alors des coups du passé et de leur violence.
On cherche d’autres biais, d’autres ruses, d’autres stratégies militaires pour que cela redevienne un peu vivable. On aménage finalement son intérieur, pour soi et rien que pour soi, pour supporter tout cela. Et si on ne s’habitue pas, désormais, on se tait.
Il faudra qu’il ait les yeux perçants et le regard aiguisé celui qui viendra pour comprendre la rage sous le silence, la souffrance derrière l’immobilité. La grâce derrière ce corps devenu encombrant. La poésie enfouie à triple tour sous ce cœur sec. La joie qui cherche l’air au-dessus de ce tombereau de larmes.
Et si ?
Et si tout recommençait ? Et si la vie n’avait pas encore livré tous ses secrets ? Et s’il restait des pulpes à découvrir, des recoins à explorer, des leviers à actionner, des lapins à attraper au collet, des gibiers à dénicher ? Et si…
Et si, morte l’enfance, morte et enterrée, et si, l’enfance morte, on pouvait encore profiter de quelques aliments, caresser quelques peaux, s’émerveiller de quelques soleils, se nourrir de quelque air nouveau, grimper sur quelques émotions, se noyer dans quelques regards, vibrer de quelques mots, baiser quelques bouches, acquiescer à quelques vérités, contempler quelques visages, goûter quelques parfums, toucher quelques mains, marcher sur quelques sols, rire à quelques plaisanteries, s’élever de quelques amitiés, jouir de quelques rencontres.
Et si « aimer » n’était pas seulement cet envol du passé, ce souvenir précieux ?
Et si « t’aimer » pouvait se dire à d’autres ?
Et maintenant que le désir ne fait, blessé, plus que remuer sa petite patte, sa petite queue comme aurait dit Picasso, et si maintenant que le désir est en prison et si on pouvait le regarder de loin, l’analyser, le déchiffrer pour qu’il soit autre chose qu’une pulsion d’enfant, une rêverie d’adolescente, une tragédie d’adulte ? Et si de tout idéal qu’il était, et s’il pouvait devenir réel, concret, présent dans la vie ?
Et si cette nervure du corps que l’on appelle « désir » devenait aussi banale que le pain que l’on mange, parce que finalement il n’y a pas d’autre mission, ni dans l’existence, ni dans l’art, pas d’autre exigence que de sans cesse gonfler ses poumons ? Et si l’erreur était riche ? Et si la chute n’avait d’autre sens que de s’en relever parce que finalement, exactement, précisément, être artiste, c’est apprendre tous les jours à marcher ?
Espoir
Le bien-être né de ces deux précédentes prises de conscience ! Le bien-être et la légèreté ! Cela me réjouit, m’emplit d’une couleur très claire, très indécise mais vive.
Je pense à ce que c’est qu’une vie, à quel point cela est beau. A quel point, bien sûr, la vie nouvelle du bébé est sublime mais aussi à quel point la vie, au sens de ce parcours que chacun trace, que chacun traverse, à quel point cela aussi en vaut la peine, peut être rangé au rang des œuvres.
J’aurais rêvé que la mienne ne connaisse pas les grosses bosses qu’elle a connu, j’aurais aimé qu’aucune tache ne la macule, qu’aucune plaie ne la fissure. Pour tout cela, il est trop tard. Mais une vie d’adulte riche, heureuse, pleine, cela, ce matin, me semble une hypothèse qui mérite d’être examinée. Non pas que je pense que je peux renaître, véritablement renaître. J’en ai fini avec les épiphanies. Mais peut-être tout simplement continuer le chemin et penser, prendre au sérieux l’idée que dans cette marche à laquelle désormais j’aspire, il puisse se présenter, à nouveaux, de vrais cadeaux.